DE L'HERBE SUR LES TROTTOIRS
(Si l'histoire qui va suivre est sortie directement de mon imagination, que les personnages sont fictifs ou très grossièrement détournés, les faits qui m'ont été rapporté par mes voisins et des lecteurs ont été bien réels afin qu'ils puissent être juste brodés dans le récit. L'exercice de la gendarmerie mobile de Maison Alfort sur le nord bassin d'Arcachon pour faire respecter le confinement fut totalement disproportionnée, parfois injuste et souvent absurde alors mieux vaut en rire...)
Matricule Erzan c'est l'heure de la promenade. Le bon de sortie en poche je me décide de descendre ma rue qui mène à la plage. Les herbes hautes qui recouvre les trottoirs donne un côté sauvage ou d'abandon suivant comment on veut les regarder. Les oiseaux manifestent bruyamment leur joie par un concert de chants ininterrompus pendant que j'attends patiemment une hypothétique libération. Peut être se moquent ils de moi? Cette rue je la connais depuis toujours, ce quartier est dans mon ADN pourtant à ce moment précis je ressens comme un malaise et je me surprend à chercher un morceau de vie dans ce calme ambiant. Pierrot est dans son jardin et il tourne comme un lion en cage. Pas un brin d'herbe qui dépasse, les rosiers taillés et le cabanon fraîchement repeint. Il semble chercher une énième occupation qui pourrait lui donner un peu d'air car sa femme a eu la mauvaise idée de faire un AVC en plein confinement. Nicole assise sur un banc sous le tilleul l'observe avec un regard de bienveillance. Elle se remet doucement sans trop de séquelles mais elle se sent terriblement coupable de la double peine qu'elle fait subir à son mari. En me voyant il se précipite pour engager la conversation qui brisera un peu sa routine en discutant de tout et de rien alors je m'efforce de trouver la bonne plaisanterie pour lui remettre la banane aux lèvres. En partant, Nicole lève lentement son bras pour remuer ses petits doigts en guise d'au revoir. En face Samia était penchée sur ses jardinières et ses fesses moulées dans un mini short aurait fait pâlir un moine. Cette pure marseillaise arrivée dans le coin il y a plus d'une vingtaine d'années et qui avait gardé son accent si particulier est une sacré bonne femme. Totalement indépendante elle avait gravit ardemment l'échelle sociale pour devenir une infirmière chef très appréciée dans son service. Au début de la crise elle était partie à Colmar pour épauler ses collègues revenant plombée par le virus qui l'obligea à rester en quarantaine à son domicile.
«-Oh putain Marseille, ne reste pas penchée comme ça ! lui dis je.
-Ah c'est toi !..offre moi donc une cigarette.»
Son visage était très marqué, son corps avait perdu du muscle et il manquait beaucoup de lumière dans ses yeux.
«-Comment vas tu? Tu fumes maintenant?
-Oui depuis mon retour de là bas. Il me fallait une aide. Heureusement après je n'ai pas trop dérouillé. Un peu de toux et une journée de fièvre. Désormais je suis guéri, c'est derrière moi mais rien n'effacera ce que j'ai vu et fait à Colmar. Mais là maintenant, sais tu quelle énorme envie accapare mes neurones?"
Oh oui je savais très bien. Samia avait gardé mes enfants en bas âge plusieurs fois. Au fil du temps une amitié solide avait tissé un lien entre nous pour partager ensemble d'exquis moments. Après les apéros à rallonge où les repas très conviviaux sa gouaille pouvait nous débiter des récits jubilatoires de ses nuits aux urgences ou un mélange de sordide,de cocasse, de misère sociale, de surréalisme arrivait à nous faire rire aux éclats. Mais aussi, totalement accroc à l'application Tinder elle pouvait déballer ses frasques sexuelles sans aucune pudeur, sans filtres et avec toutes les exagérations méditerranéennes.
« -Un bon gars bien vicieux qui me régalera toute la nuit.
-Désolé Samia, ce n'est pas pour moi car je ne tiendrais pas toute une nuit.
-Fais attention si tu vas vers la plage. Les flics sont sur les dents. Ils jouent aux cow-boys en alignant tous les résidents locaux. Hier j'ai voulu donner des magazines à Nicole. Je sors de chez moi, traverse la rue pour poser la poche derrière le portail quand deux gendarmes déboulent fissa sur leur VTT. Pas ceux d'ici, non, des craignos tout en noir de maison Alfort. Le plus vieux des deux me demande l'attestation de déplacement. Je lui explique que j'habite là et que je posais juste de la lecture à ma voisine. Il me répond que je suis dans l'illégalité et qu'il allait me verbaliser. Je l'ai regardé droit dans les yeux et j'ai vu de suite que j'avais affaire à un gros con qui voulait faire du zèle devant la jeune recrue et qu'il allait en profiter pour humilier la beurette que je suis en bon facho qu'il était. Et voilà que cet abruti me déblatère sa morale à deux balles sur les gestes barrières,sur le bon civisme à adopter en temps de pandémie et tout un tas de conneries. Le pire c'est qu'il frétillait ce con, fier de son discours devant le jeunot alors croyant enfoncer le clou il me balance
« Madame, que feriez vous si l’hôpital vous téléphone pour vous demander de choisir la personne à entuber entre votre père et votre mère ?
-Monsieur, mes parents sont morts et enterrés depuis une décennie. Un accident de la route. Percutés de plein fouet par un chauffard lourdement alcoolisé et j'étais de garde aux urgences ce jour là. Maintenant pour répondre à votre question, ce que j'aurais fait.. je n'en sais rien. Par contre si un jour je dois choisir qui entuber entre vous et une vieille personne... mon choix est déjà fait. Je suis rentré furax à la maison. Alors fais gaffe. »
La douceur printanière de cette fin d'après midi est sublime et la quiétude qui règne sur la plage déserte arrive quand même à étouffer un peu mes frustrations. Avec cette marée montante j'aimerai tellement aller tremper mes pieds dans l'eau pour laisser sa fraîcheur me raidir les mollets puis je chercherais la venue des petits crabes pour ressentir en bouche la saveur de la soupe à Isa. Les bouées blanches des corps morts sont orphelines de bateaux dessinant de longs chapelets à perte de vue. Je suis là au bout de ma rue à contempler ce si beau plan d'eau happé par ce lourd silence qui le magnifie. Il me tarde tellement d'aller voir à marée basse si les herbiers ont réussi à s'implanter, si l'estey s'est reformé, si les palourdes sont revenues. Je crève d'envie de prendre mon kayak pour fendre les flots et avec l'âme divagante attendre le frétillement de mes cannes à pêche. Je voudrais aussi m’asseoir sur un des banc près des tamaris à méditer sur un soleil couchant ou discuter le bout de gras avec un voisin.. mais c'est interdit. J'aperçois alors deux gendarmes en VTT roulant sur le sable dur pour fondre littéralement sur ma personne. Après avoir vaguement vérifié mon attestation et ma pièce d'identité, le plus vieux des deux en sueur après l'effort me dit :
« -Monsieur je vais vous verbaliser car l'accès aux plages et lieux publics sont interdits pendant le confinement.
-Excusez moi mais je ne suis pas sur la plage mais au bout de la rue.
-Monsieur vos pieds sont sur le sable donc vous êtes sur la plage.
-Excusez moi encore, mais c'est les tempêtes d'hiver qui recouvrent de sable le bout de la rue. Sous ce sable vous avez du goudron. Je ne suis pas sur la plage.
-Monsieur vous avez les pieds dans le sable donc vous êtes sur la plage je vous verbalise à la hauteur de 135 euros.
A cet instant je repense à Samia. Elle avait bien raison. Pas de doute c'était bien le gros con si bien détaillé. Je regarde le jeune qui l'accompagne mais ce dernier ne cherche visiblement pas ma compassion en me renvoyant son poker face. C'est alors que les événements ont basculé dans la quatrième dimension. Yvon un propriétaire en première ligne déboule sur sa terrasse en hurlant :
« - Ne te laisse pas faire Patrick. Ces gros bâtards voulaient m'aligner parce que je ramassais la crotte de Pépette devant chez moi. »
Yvon avait fait toute sa carrière professionnelle comme commercial dans la société Ricard. Il descendait dans tous les restos routiers, toutes les foires et tous les bistrots de la région en promotionnant au maximum son produit. Il avait récupéré la maison familiale de Sophie sa femme. Une superbe demeure les pieds presque dans l'eau qui permettait à Sophie de s'investir pleinement à sa passion en peignant des croûtes monumentales. Complètement dans sa bulle parfois presque lunaire elle a un charme teinté de mystères face à la lourdeur pochetronesque de son mari qui passe ses journées à miser aux courses sur internet en entretenant sa cirrhose bien avancée. Il ne fallait surtout pas accepter son invitation pour un apéro, au risque de repartir à quatre pattes dans ses pénates. Et là, le bougre avait déjà son compte, transpirant l'alcool à grosses gouttes avec le cerveau en ébullition.
« -Monsieur je vous demande de rentrer chez vous et de ne pas intervenir.
-Méfie toi de celui là, c'est un gros enculé répond Yvon.
-Monsieur c'est un outrage à agent dans sa fonction.
-Vas y toto fais ce que tu veux je t'emmerde. Je suis chez moi et je dis ce que je veux, ce que je pense. »
La situation part dans tous les sens. Quelque part dans ma tête je rigole quand soudain le couinement des roues du déambulateur de monsieur Mangin accompagné par sa dame entre dans la danse pour pimenter l'instant présent. Ce couple est le plus fascinant de ma rue. Ces octogénaires anarchistes viennent tous les jours se poser sur un banc pour apprécier la plénitude de la plage. Ce que je sais d'eux c'est qu'ils avaient été commerçant ambulant sur les marchés en vendant des fringues puis des sous vêtements féminins avant la retraite. Pour la rue ils sont« Monsieur Mangin et sa dame » car ils ne communiquent que rarement avec les gens, se contentant simplement de dire bonjour au revoir avec un large sourire pour entretenir le respect. Je les adore. Il y a longtemps j'avais réussi à engager une conversation avec lui car sa dame ne parle pratiquement jamais sauf une fois pour me dire qu'elle adorait lire les romans d'amour de la collection Harlequin. Je crois que c'est Monique qu'elle s'appelle et lui René. Les gendarmes s'écartent pour les laisser passer et ils s’assoient sur le banc comme si de rien n'était.
« -Monsieur Mangin partez, ces fumiers vont vous mettre une amende. Hurle Yvon.
-Appelle du renfort et contrôle ces personnes.
-Allez rentre à la maison, ça suffit maintenant dit Sophie »
Le jeune gendarme s'approche de Monique en lui demandant les attestations et elle lui fait signe de la tête de s'adresser à son mari.
« -Monsieur je voudrais voir vos attestations.
-Vas te faire foutre. Tu ne vois pas que tu nous emmerdes. Ma femme et moi voudrions passer un moment tranquille en cette fin de journée si paisible. Nous venons tous les jours à cet endroit précis car nous restons confinés le reste du temps dans notre maison. Alors mon garçon, il serait à votre avantage de passer votre chemin pour nous laisser savourer ces instants privilégiés. Mais puisque apparemment votre supérieur ne semble pas comprendre la moindre once d'humanité, nous allons regagner notre domicile avec l'espoir de ne plus vous revoir prochainement.
-Heuh.. je vais en profiter pour vous raccompagner si cela ne vous dérange pas. » Dis je
Sans même attendre la moindre réponse nous quittons le lieu pour remonter la rue au rythme du déambulateur de monsieur Mangin quand le fourgon bleu marine du renfort s'engage pour rejoindre ses collègues. Il nous dépasse au pas et le chauffeur nous dévisage comme si nous étions des terroristes. René s'arrête pour le saluer en souriant, tout comme Monique qui remue son livre et j'en profite pour sourire intérieurement. Heureusement que Samia ne s'est pas pointé pour mettre la cerise sur le gâteau. Je n'imagine même pas. Restons en là.
« -Décidemment c'est à se demander si ils ne sont pas consanguins dans cette brigade. Dit René.
-Tu as raison il avait l'air aussi gratiné que celui de la plage... Vous ne trouvez pas que ces herbes hautes sont jolies dans cette rue ? Me demande Monique
-Assurément .. et heureusement car avec le confinement seules les herbes hautes peuvent se permettre le droit d'être folles...