En rentrant à la maison ce soir là, j’étais de mauvaise humeur mais une odeur de châtaignes grillées me remettait le sourire. J’adore les châtaignes grillées. Dans la cuisine, au milieu de la fumée ma femme s’acharnait avec sa poêle trouée à finir la cuisson de ces dernières. Je remarquais qu’elle était étrangement silencieuse. Normalement elle devrait jurer de tous les noms car elle a horreur de griller les châtaignes car cela déguelasse la cuisinière. Non rien, pas un mot.

«　-Ca va, tu as passé une bonne journée?　» mais pas de réponse. Elle se retourna instantanément

«　Manon ne m’a pas téléphoné　» Je voyais sur son visage une inquiétude inhabituelle.

Manon est notre fille. Elle a 20 ans. Elle est à l’université de Bordeaux partageant un appartement en colocation avec des étudiantes espagnoles.( Olé, Olé)

«　-Peut être qu’elle a oublié ?

-Manon n’oublie jamais de me téléphoner.

_ je ne sais pas moi, peut être qu’elle était avec son petit copain, qu’ils faisaient des jeux coquins, ou qu’elle est partie en fête avec ses copines espagnoles?

- Tu ne comprends rien. Avec Manon, nous avons un deal toute les deux et jusqu’à aujourd’hui elle a respecter ce deal.

- écoutes, elle a 20 ans. Tu dois te mettre dans la tête qu’elle ne va pas éternellement de téléphoner chaque mercredi.

- Oui je sais, mais je suis inquiète. Ce n’est pas normal.　»

Elle éteint le gaz et je met le couvert. A table, il y avait une drôle d’atmosphère. L’angoisse de ma femme prenait le dessus répandant son inquiétude dans toute la pièce. Je voulais casser cette ambiance.

«　- Au fait, tu as vu, Paul est mort.

-Ton pote Paulo?

_ Mais non, Paul le poulpe, celui qui donnait les bons pronostics à la dernière coupe du monde.

- Qu’est-ce que tu me racontes, j’en ai rien à foutre de ton poulpe.　»

Elle avait raison mais je trouvais incroyable que la mort de ce céphalopode se trouve dans les titres de tous les journaux d’information alors que la mort par le Choléra de 300 haïtiens ne passait qu’en brève à la fin du journal.

-Arrêtes de déprimer, ta fille est majeure. Elle est sauvageonne, rebelle, elle vit sa vie pleinement..

-Arrêtes toi aussi avec ta morale à deux balles.

- Rappelles toi quand tu avais 20 ans. J’étais venu te chercher pour aller en stop voir les Ramones au grand parc à Bordeaux. Nous avions dormi dans un hôtel minable à Bacalan. Nous n’avions pas fermé l’œil de la nuit. Le lendemain en rentrant, ton père m’avait fracassé la tronche.　»

Ma femme releva la tête pour me balancer un éclat de sourire:

«　- Oh oui, c’était bon　» me répondit elle nostalgique et après avoir dîner:

«　Tu peux prendre le plasma, je vais me coucher　»

La situation était vraiment grave. Je ne l’avais jamais vu dans un état pareil. De plus, elle me laissait l’écran plasma du salon pour regarder le match de ligue des champions alors que Desperate houseswives passait sur l’autre châine. J’allais pouvoir enfin me vautrer dans le canapé en grignotant le reste de châtaignes alors que d’habitude je restais confiné sur une chaise à la cuisine devant un 36 cm.

«　- Ecoutes, si on a pas de nouvelles demain, nous agirons. Elle doit rentrer à la maison vers midi. Je suis sûr que tout va bien.　»

Ma femme alla se coucher et je restais debout dans la cuisine à regarder le foot. J’avais coupé le son car le match ne m’intéressait pas. Des pantins gigotaient sur l’écran comme dans un jeu vidéo et soudain, une légère crainte envahissait mon esprit. Et si le pressentiment de ma femme était exact? Avec tous les cinglés en liberté. Pourtant, je ne voulais pas le croire. Je terminais la soirée en écoutant Neil Young au casque tout en zappant le 36 cm.

Le lendemain vers midi, Manon apparaissait au portail. Ray ban sur les yeux elle baissait la tête et un pansement sortait de sa chevelure. Sa mère s’empressa d’aller à sa rencontre:

«　Mais bon dieu, ou étais tu donc? Tu vas bien? C’est quoi ce pansement?

Manon retira ses lunettes , la mine penaude comme une enfant ayant fait une grosse bêtise et un léger hématome colorait son arcade.

«　- Je ne voulais pas vous le dire pour que tu t’inquiètes. J’étais à la manifestation contre la réforme des retraites. Les crs ont chargé, j’ai pris un coup de matraque, je les ai insulté et ils m’ont embarqué au poste pour la nuit　»

Ma femme serra fermement Manon dans ses bras pour l’étreindre longuement:

«　- Je suis fière de toi ma fille　»

J’en profitais pour lui glisser à l’oreille.

«　-La prochaine fois, n’oublies pas d’appeler ta mère quand même…　»